Retour d’expo : ‘Beyond Compare : Art from Africa au Bode Museum, Berlin’

Du 01 Mai au 30 Juin 2019

Primitif. Sauvage. Ce sont des mots utilisés - et cela ne fait pas longtemps - pour définir le continent Africain, ses habitants, ses créations artistiques et gestes du quotidien. Les peuples des îles du pacifique et des Amériques étaient également perçus ainsi. La vision eurocentriste du XIX siècle, basée sur des théories dites scientifiques à l’époque, voyait ces personnes comme inférieures aux européens, au niveau physique (taille du cerveau) et intellectuel.

© Staatliche, Museen zu Berlin / David von Becker

 

Si aujourd’hui des sculptures traditionnelles venues d’Afrique atteignent des sommes à la hauteur du Mont Cameroun dans les maisons de vente, cela est le résultat d’un long voyage à travers une route peuplée d’obstacles vers le changement de certaines idées reçues et stéréotypes envers les cultures africaines.

 

Beyond Compare : Art from Africa in the Bode Museum, Ausstellungsansicht, © Staatliche, Museen zu Berlin / David von Becker

 

C’est pourquoi l’exposition Beyond Compare (Bode Museum jusqu’en juin 2019 à Berlin) apporte une contribution importante pour la dilution d’une vision hiérarchique de l’art qui persiste dans nos jours. La démarche est à la fois simple et osée : présenter, côte à côte, pièces exceptionnelles venues d’Afrique avec des oeuvres occidentales, de la chrétienté, de la mythologie gréco-romaine et de l’antiquité.

 

Une tête en bronze d’un roi de l'ancien Royaume du Bénin datée du XVIIe siècle est mise face à un marbre romain du IVe représentant un empereur. Une maternité sénégalaise dialogue avec une pietà. Partagent la même salle une figure magique congolaise d’une religion animiste et une sculpture de Saint Sébastien.

 

Beyond Compare : Art from Africa in the Bode Museum, Ausstellungsansicht, © Staatliche, Museen zu Berlin / David von Becker

 

L’exposition propose non seulement une comparaison esthétique, mais construit des ponts entre les différentes cultures. Elle montre qu’au cours des siècles les sociétés d’Afrique et d’Europe ont réalisé des oeuvres qui partagent des thématiques communes : la représentation mythologique des êtres primordiaux, l’effigie des souverains, le besoin de protection, les maternités, la relation avec la mort, entre autres.

 

Afin de vous donner un aperçu de ce qu’on retrouvera au Bode Museum jusqu’en juin 2019, nous partageons avec vous quelques coups de coeurs présents dans l’exposition et qui tissent un pagne interculturel synthétisant ces réflexions et questionnements.

 

Figures fondamentales :

 

Couple d’ancêtres, Dogon, Mali/Burkina Faso, XIXe siècle, bois, cauris, métal, perles de verre - acquise en 1909 par Leo Frobenius / Christ et Saint Jean, Région du Lac Constance, 1310, chêne polychromée - acquise en 1920 en Sigmaringen

 

Les mythes Dogon (Mali ou Burkina Faso) qui expliquent l’origine de l’humanité, racontent que le dieu Amma créa au départ des êtres androgynes. Ce couple original, non genré, a appris aux Dogons des compétences essentielles pour la vie : le travail avec la terre, le tissage du coton et l’art de la ferronnerie.

 

Étonnement - ou pas - le philosophe de la Grèce antique Platon, raconte dans son Banquet le mythe de l’origine de l’amour. Au départ, les êtres humains avaient un corps double. Deux êtres habitaient un même corps, sans différenciation de genre. On avait trois sexes différents : mâle, femelle et androgyne. Un jour, suite à une révolte contre les dieux, Zeus, furieux, décide de les séparer en deux. Ainsi, ces êtres se voient forcés de chercher leur moitié pendant toute l’éternité.


 

Symbole de l’équilibre, le couple est souvent représenté de manière complémentaire. C’est le cas de ces deux ancêtres Dogon datés du XIXe siècle. D’une frontalité affirmée et symétrique, les formes donnent à voir un jeu d’équilibre très poussé : le tout forme un carré lorsque le bras de l’homme touche l’épaule de la femme. Un carré à la fois stable et fluide ; la forme cubique du torse de l’homme est compensée par les seins protubérants de la femme. Si ce premier semble être supérieur à sa compagne, le regardeur attentif remarquera que la coiffure féminine - signe d'appartenance à une classe supérieure dans la société - dépasse la taille de l’homme.

 

 



 

Exposé côte à côte, un autre duo nous apporte une dimension complémentaire de l’union entre deux êtres, une unio mystica; l’union ultime entre l’homme et les dieux. Il s’agit d’une sculpture représentant le Christ et Saint Jean. Datée de 1310 elle illustre le passage de la bible où Jésus annonce qu’il sera victime d’une trahison par l’un de ses disciples. D’un ton doux et adossé sur le torse du Christ, Jean demande l’identité du traître. Dans une poursuite vers l’essentiel, la sculpture dialogue esthétiquement avec le couple Dogon par la suppression de tout détail environnant.

 

Les personnages sont inscrits dans un jeu harmonieux de lignes verticales et diagonales. Cette danse lente des formes évoque un rapport de tendresse entre les deux figures : le visage enfantin de Jean, la légèreté des deux mains posées l’une sur l’autre, le bras gauche de Jésus qui touche l’épaule de son disciple, celui-ci avec les yeux clos. Un tout qui transite entre stabilité et mouvement, présence physique et spirituelle.

 

 

 

Besoin de protection

 

La recherche de protection par l’humain peut prendre plusieurs formes. Pendant des siècles ce fut le rôle de l’eglise de proposer un ciel dans les moments troubles. Aujourd’hui nous attendons des gouvernements et institutions la protection de notre bien être physique et social. Nous faison également appel - à titre personnel et non pas collectif comme les religions - aux sociétés d’assurance privées. Tout doit être en sécurité en cas d’imprévu; au cas où notre plan sorte du chemin initial; au cas où on se trouve sans savoir où aller, perdus. Besoin de protection et d’orientation habitent côte à côte.

 

Ces questions fondamentales ont été incarnées dans des oeuvres d’art en occident et ailleurs.

 

 

 
Mangaaka - figure magique nkisi nkondi, République Démocratique du Congo, XIXe siècle, bois, fer, porcelaine - acquise en 1904 par Robert Visser / Vierge de la Miséricorde, Michel Erhart, Allemagne, 1480,  tilleul polychromé - acquise en 1850 pour le Kunstammer

 

Les reliques chrétiennes - restes mortels ou objets ayant appartenu aux figures saintes - étaient considérées comme dotées d’un grand pouvoir de protection, et assurent la liaison entre le monde terrestre et l’au délà. En centrafrique, les reliques et les ancêtres jouent un rôle semblable, de protection contre les menaces du monde physique mais aussi des esprits malveillants.

 

Chez les Fang (Cameroun, Gabon) les reliques sont associées à la médecine, comme si les ancêtres étaient aussi source de vie. On dit souvent au Cameroun : “Les morts ne sont pas morts”.

 

 

On remarque que le Saint du XVe siècle - sur le dernier plan de l’image - a des yeux très ouverts, très blancs, comme les figures Nkisi congolaises. Les deux figures assurent une protection à la fois spirituelle  et physique, avec ce regard qui voit tout. Généralement le contact avec ces objets était limité aux personnes initiées ou bien au clergé.

 

Dans les deux cas ces figures n’étaient visibles que par un nombre limité de personnes, et montrées dans des occasions spécifiques, rituels et cérémonies.

 

 

De la représentation des souverains

 

 

 

Une des oeuvres les plus frappantes de l’exposition est une tête en bronze représentant un roi du Royaume du Bénin (actuel Nigeria). Datée du XVIIe siècle, elle impressionne par sa force esthétique dûe à la finesse des traits, la composition des accessoires, et le rendu technique qui ne mettrait pas en doute l’expertise dans la ferronnerie d’art.

 

Et ce en plein XVIe siècle. Et ce en Afrique.

 

 

Tête de Saint Jean Baptiste, Belgique, 1430, chêne, acquise en 1898 par le Consul Edouard Schmidt / Tête d’un Oba, Royaume du Bénin - Nigeria - 16e siècle, bronze, acquise en 1898

 

En revanche, si nous connaissons une partie de ces objets aujourd’hui cela est dû en grande partie à une exposition punitive menée par des troupes britanniques en 1897. Extasiés et choqués devant une telle collection de bronzes, les soldats pillent tout l'ancien Royaume du Benin. Une partie du butin est vendue pour subvenir aux frais militaires, et l’autre est transmise à plusieurs musées européens.

 

La scénographie minimaliste place ce souverain de l’ancien Royaume du Bénin à côté d’un marbre représentant un empereur de la Rome antique. Les deux têtes souveraines jouent un rôle de préservation de la mémoire. Portant des attributs associés à une classe supérieure - colliers en étage et scarifications pour la tête du Bénin, et diadème en chêne doté d’une pierre précieuse pour le marbre Romain. Les hiérarchies civilisationnelles sont supprimées et les deux pièces sont présentées comme des témoignages de royaumes de l’histoire de l’humanité, tout simplement.

 

 

Devenir art

 

 
Statue de la déesse Irhevbu ou Princesse Edeleyo, Royaume du Bénin (Nigeria), 16e siècle, cuivre, acquise en 1900 par William Adowing Webster / Cupidon avec un tambourin, Donatello, XVe siècle, bronze, acquise en 1902 par les Durlacher Brothers

 

Pour entrer dans la première salle de Beyond Compare le visiteur doit pousser une très lourde porte de fer, comme si on ouvrait un coffre-fort. Ces deux pièces en cuivre et bronze nous accueillent. L'histoire de leur acquisition parle beaucoup sur la réception de l'art africain au début du siècle car seulement l'une des deux a été acquise en tant qu'oeuvre d'art, l'autre servait seulement comme témoin du savoir faire en ferronnerie pour les musées ethnographiques allemands.


 

 

Leur petit format invite le regardeur à s'approcher et faire le tour la vitrine. Les poses s'opposent. À droite, venue de l'ancien Royaume du Bénin et datée du XVIe siècle, elle représente la déesse Irhevbu ou Princesse Edeleyo, les mains en l'air, elle provoquerait un ennemi ? A droite, le corps tout en tournures sensuelles, le cupidon danse et joue du tambourin. Le focus est donné au mouvement du bras avant de retentir sur le tambourin, pendant que le poid du corps change d’une jambe à l’autre. Malgré la texture splendide de la sculpture du Bénin, les décorations minutieuses, les scarifications et la frontalité forte et affirmée, elle n’était pas considérée comme un travail artistique lors de son acquisition.

 

Aujourd’hui nous comprenons ces deux sculptures comme très importantes. La réception de ces objets a changé et cela est grâce à un long travail scientifique, artistique et souvent militant de la part des institutions culturelles, revues d’art, intellectuels et artistes. En supprimant les hiérarchies civilisationnelles et artistiques, Beyond Compare apporte une importante contribution à cet édifice. Au delà de la comparaison, l’exposition impose de nouveaux standards : à partir de maintenant, on pensera à deux fois sur comment, où et pourquoi exposer ces oeuvres d’art, et à côté de qui.

 

 

Danilo Lovisi, pour l'Espace culturel Gacha

 

 

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Crédits photo :

Beyond Compare : Art from Africa in the Bode Museum, Ausstellungsansicht,

© Staatliche Museen zu Berlin / David von Becker

© Espace Culturel Gacha / Danilo Lovisi