Podcast Perles d’Afrique – Alors, pourquoi lutter contre l’oubli ?

Du 06 Avril au 31 December 2020

Entretien avec Annick Kamgang, autrice de bande dessiné franco-camerounaise,
en résidence à la Fondation Jean-Félicien Gacha, en partenariat avec l’Institut Français du Cameroun

 

Lutter contre l’oubli.

Garder en mémoire.

Donner la parole à ceux qui ont été mis en silence, et écouter ce silence.

Le laisser vibrer.

Ce sont des idées que l’on peut associer au livre « Main basse sur le Cameroun » publié en 1972 par le journaliste camerounais Mongo Beti au sujet de la guerre d’indépendance et son appareil répressif. Le livre fut censuré quelques heures après sa publication; l’éditeur poursuivi et l’auteur, menacé. L’objectif a t-il été atteint ? Cinquante ans plus tard, « Main basse sur le Cameroun » demeure un document historique majeur. Une source d’interrogations et d’inspiration qui a touché la jeune autrice Annick Kamgang, avec qui nous échangeons aujourd’hui. Sa création, un roman graphique, cette recherche au plus profond d’une mémoire collective autant qu’individuelle, se fait dans le cadre d’une résidence d’écriture en partenariat avec l’Institut Français du Cameroun. Une résidence qui existe depuis 2013 ayant comme objectif la promotion des créations littéraires de tous genres issus de la francophonie. A la Fondation Gacha nous les accueillons à la Villa Boutanga, notre case d’hôtes. Les écrivains et écrivaines ont devant eux un cadre idéal, au sommet des montagnes bamilékés de l’ouest du pays. 

C’est la première fois que nous recevons une créatrice de bande dessiné. Un matin, tout de suite après le petit-déjeuner - à base d’avocats bio et locaux - nous nous installons sur la terrasse de la Villa pour un échange vif, passionné et passionnant, qui contraste avec le calme qui se dégage de la vue imprenable des montagnes qui nous environnent, qui nous écoutent, en silence.

 

Podcast : Perles d'Afrique - Annick Kamgang - Alors, pourquoi lutter contre l'oubli ?

Réalisation : Espace Culturel Gacha

 

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A Gauche : entretien d'Annick Kamgang avec Danilo Lovisi, sur la terrasse de la Villa Boutanga, case d'hôtes de la Fondation Jean-Félicien Gacha à Bangoulap. A droite : Annick Kamgang à la chefferie de Bamendjou. Cameroun, mars 2020

 

DL : Annick, premièrement, au nom de la Fondation Jean-Félicien Gacha et de l’Espace Culturel Gacha à Paris, je te souhaite la bienvenue. A Bangoulap, à la Villa Boutanga, à la Fondation. Nous sommes ravis de t’accueillir ici dans le cadre de cette résidence de création, en partenariat avec l’Institut Français du Cameroun. Est-ce que tu pourrais te présenter ?


AK : Alors je m’appelle Annick Kamgang, je suis autrice de bande dessinée et dessinatrice de presse franco-camerounaise. Plus précisément guadeloupéenne-camerounaise. Je faisais du dessin de presse en 2015 et je m’intéressais spécialement à l’actualité plutôt africaine, et dans une suite logique je me consacre aujourd’hui à la bande dessinée qui me permet d’approfondir certains sujets liés à l’Afrique qui me tiennent à cœur.


DL : Depuis quand utilises-tu la bande-dessiné comme médium de création, et pourquoi avoir choisi ce médium pour aborder ces questions si complexes historiquement et humainement parlant ?


AK : Alors moi je suis jeune autrice dans le métier, mais pas en âge. Dans la BD parce que ma première œuvre a été publiée au printemps 2018 aux éditions la boîte à bulles en partenariat avec Amnesty International. C’est une bande dessinée qui raconte l’histoire de Lucha, un groupe de jeunes militants congolais mobilisés sur des sujets liés aux droits humains, comme la tenue de l’élection présidentielle en République Démocratique du Congo qui devait se tenir en 2016 et qui a eu finalement lieu en 2018.


Ils militent pour l’accès à l’éducation de qualité et gratuite pour tous. C’est ma première œuvre de BD,  elle s’inscrit dans la lignée de ce qu’on appelle la BD journalisme et la bande dessinée reportage qui est une BD qui raconte l’actualité, qui raconte le monde, qui est un genre qui permet peut-être à des personnes qui ne s’intéressent pas à la BD de comprendre certains sujets liés à l’actualité, à des questions de société. De se saisir et de comprendre ces sujets à travers la bande dessinée, c’est le courant dans lequel je m’inscris.


DL : Pourrais-tu nous parler sur le projet d’écriture qui te mène aujourd’hui au Cameroun, son point de départ, les personnes ressources pour la réalisation de cette recherche ?


AK : Le point de départ de ce projet Main basse sur le Cameroun c’est le titre du projet qui va peut-être évoluer. Le point de départ c’est une rencontre avec un des auteurs du livre Kamerun, une guerre cachée aux origines de la Françafrique. C’est un livre qui a été publié en 2011 qui raconte la guerre que les autorités françaises ont menés contre les nationalistes camerounais des années 1950 aux années 1970. 

Il était dans ma commode, dans ma bibliothèque depuis 1 ou 2 ans. Je n’ai pas eu le courage de le lire et là je me suis dit « bon ! C’est l’occasion, je lis ce livre » et en fait en le refermant j’étais extrêmement bouleversée, extrêmement choquée d’apprendre cette histoire dont je connaissais des bribes avant ? J’avais entendu parler de massacres, j’avais entendu parler de génocides mais je ne savais pas qu’ils s’inscrivaient dans une guerre plus globale. Alors mon père est camerounais, et il a écrit ses mémoires en 2012, et j’avais lu ses mémoires et, en refermant le livre de Cameroun je me repenche sur ses mémoires et en fait je les lis avec ce nouvel éclairage sur cette guerre et en fait ce qu’il écrit ça prend tout son sens.Et là je me dis : Annick t’es dans un sujet où tu ne peux pas ne pas y aller.

 

 

Mongo Beti - Source : Monwaih

 

DL : Ce roman graphique se passera à qu’elle époque, qui seront les personnages ?


On va parler de ce sujet à travers deux personnages : le premier personnage Mongo Beti, écrivain Camerounais qui en 1970 apprend qu’un des derniers grands leaders de l’Union des Populations du Cameroun (UPC) qui est le mouvement de libération national qui a lutté pour l’indépendance, va être exécuté et en fait il s’indigne de la façon dont la presse en France traite le sujet. 


Il estime que le sujet n’est pas traité à sa juste valeur mais qu’en plus, les informations qui sont dites dans les médias sont relativement fausses. Donc il s’indigne, Il prend sa plume et au bout d’un an il publie un livre qui s’appelle Main basse sur le Cameroun où il raconte la guerre, la répression du mouvement de l’UPC et à la fin son livre est censuré et saisi par les autorités. Ce n’est que quelques années plus tard que le livre sort en France. L’histoire ce serait Mongo Beti qui se saisit de ce sujet, prend sa plume, parle de la guerre du Cameroun. Il aurait des flashbacks sur la guerre à travers le personnage d’Ernest Ouandié - un des derniers leaders nationalistes.  Il aurait des flashbacks sur la guerre à partir de ce personnage.

 

Voilà l'idée de départ, et parce que je suis en résidence pendant deux mois, je vais tirer profit de cette présence dans l’Ouest Camerounais et plus tard à Yaoundé et à Douala pour enrichir mon récit des témoignages de personnes qui ont été témoins oculaires de ce qu’il s’est passé. Il y a encore des vétérans, des gens qui vivent. Il faut savoir que la lutte qui a été menée par les nationalistes, elle a été menée par des gens qui étaient dans la force de l’âge entre 15 ans et 25 ans. Si je n’ai pas accès aux vétérans, il y a aussi leurs descendants car il y a eu une transmission, qui est restée un peu cachée mais qui s’est faite dans les familles je m’appuie aussi sur ça. Je pense que ça va donner plus de force à ce roman graphique.

Mon travail c’est un roman graphique, c’est l’image, donc j’ai besoin d’archives photos, c’est pour ça que dans l’étape Yaoundé entre le 1er et le 15 Avril j’aimerais aller aux archives Nationales de Yaoundé. Je sais qu'il y a une partie dédiée aux archives photo pour enrichir encore mon travail, pour lui donner une solidité plus forte.

 

DL : Il s’agirait d’une forme de lutte contre l’oubli ? Un dispositif pour garder et protéger la mémoire ?
  

Oui alors pourquoi lutter contre l’oubli ? Parce qu'aujourd'hui cet épisode historique est passé sous silence. J’ai appris que dans les manuels scolaires aujourd’hui on parle de la décolonisation du Cameroun mais de façon assez légère au regard de ce qui s’est passé. Je pense qu’aujourd'hui c’est indispensable de travailler sur ce sujet parce qu'il est passé sous silence, parce que ça a été voulu ainsi à l’époque où il y a eu cette guerre-là. Les instructions c’étaient : on ne veut pas de journalistes aux endroits où il y a les conflits, on ne veut pas d’articles sur ce qui se passe, on veut le silence total.

 


 DL : Comment prévois-tu le processus de création, quelle sera la méthode utilisée ?


Il y a deux choses, je rencontre les témoins, je m’appuie grâce à ça à des personnes qui appartiennent à un collectif qui milite pour que cet épisode historique du Cameroun ne soit pas oublié, c’est grâce à eux que j’ai accès à ces témoins. Il y en a qui ont fait partie de l’Union des Populations du Cameroun, des gens qui n’en ont pas fait partie car les populations aussi ont été réprimées. Mais j’ai aussi des témoins qui ont fait partie de l’appareil répressif.


Je ne pouvais pas faire un sujet relatif à la Guerre du Cameroun sans passer par l’étape Douala et la région du littoral, pourquoi ? Parce que l’UPC est née à Douala dans un quartier qui s’appelle New Bell et aussi parce qu'une des quatre régions, hormis l’ouest qui a été une des régions au cœur de la guerre, il y a aussi une région qu’on appelle le pays Bassam, c’est la guerre maritime. C’est aussi une des régions au cœur de la guerre et donc ça c’est le littoral et dont je ne peux pas faire l’impasse.

 


DL : Le partage de l’évolution du projet est un moment prévu dans le cadre de la résidence de création. Comment envisages-tu cette action auprès des jeunes générations ?


AK : En premier j’aimerais présenter mon travail et leur demander à la maison de me faire en deux pages de bande dessinée la biographie d’un des leaders de l’UPC, Ruben Um Nyobe, Félix Moumie ou Ernest Ouandié. J’ai envie de leur laisser le temps de rentrer à la maison, se documenter - ou pas. Je ne sais pas du tout ce dont ils disposent. J’ai la conscience d’être dans un lycée à Bangoulap dans l’Ouest, j’ignore ce dont la bibliothèque du lycée dispose. Au départ l’idée serait soit leur dire : j’ai envie une vous fassiez deux pages de la vie d’un des leaders de l’UPC ou alors, après qu’ils se soient documentés, qu’on refasse 1 ou 2 heures ensemble, c’est pour ça que j’aimerais qu’on fasse un atelier en deux temps. Une autre piste serait de leur demander : qu’est-ce que vous connaissez de cette histoire ? Dites ce que vous connaissez de cette histoire, faites une enquête au sein de votre famille pour savoir ce qu’ils connaissent et restituez-moi en deux pages de BD les résultats de votre investigation. Peut-être que certains vont dire “moi j’ai parlé à ma mère qui m’a dit que ma grand-mère/mon grand-père avait fait ceci ou cela”. Tu me le restitue en deux pages ou alors, si personne ne sait rien, tu me le restitues aussi en deux pages. 


DL : Ce travail s'inscrit-il dans un mouvement décolonial ?

 

AK : Tout ce que je peux te dire c’est que moi je suis franco-camerounaise et donc de mère guadeloupéenne et je connais l’histoire de l’esclavage. Je sais que je suis descendante d’esclave, je la connais cette histoire et je ne connaissais pas, ou alors j’avais des bribes d’information sur ce qui s’était passé au Cameroun. J’ai juste simplement voulu rétablir la balance, ça me paraissait indispensable parce que, bon, je vais dire des choses un peu naïves mais c’est vrai. On sait où on va quand on sait d’où on vient. Là j’enfonce des portes ouvertes, c’est évident, c’est ma réponse à ces questions.

 

 

un entretien mené par Danilo Lovisi,

dans le cadre des podcasts ‘Perles d’Afrique’ proposés par l’Espace Culturel Gacha

 

Sources photographiques : https://monwaih.com/mongo-beti-linfatigable-plume-engagee/